Ces dernières années, Alice avait eu des vertiges. Non, rien ne tournoyait – les objets restaient en place – mais lorsqu’elle les approchait, le point de focalisation se déplaçait et quelque chose d’imperceptible se glissait entre l’objet et le regard jeté sur lui. Cela surgissait aussi quand elle marchait et qu’elle se sentait soudain projetée sur une jambe, comme si elle poussait le sol pour s’envoler. Au-delà de la liste des moyens qui l’aidèrent pendant un certain temps – asanas, Qi gong, Taï chi, acupuncture, natation, massage ou simplement l’ostéopathie vertébrale avec un kinésithérapeute – il y eut toute une traine de noms étranges qui ne sont pas inclus dans les dictionnaires académiques : thérapie crânio-sacrée, étiopathie, orthoptie…
Au début, les proches et les amis essayèrent de la soutenir avec des conseils et des blagues : « Hé, Alice, assure-toi de ne pas tomber au pays des merveilles ! » Puis les amis disparurent, car elle dut renoncer aux réunions gaies et bruyantes au profit de l’air frais et des endroits déserts dans les bois et les parcs, où l’équilibre se rétablissait alors qu’elle marchait lentement, tout en scrutant quelque chose qui mûrissaient à l’intérieur. Alice rentrait à la maison aussi fatiguée qu’après une journée de travail, s’allongeait et fermait les yeux. Dans sa tête retentissaient encore les cris des corbeaux qui l’accompagnaient dans ses promenades, de sorte qu’il lui semblait que tous les autres oiseaux s’étaient soudainement envolés vers des climats plus chauds. Après quelques minutes, la confiance habituelle, qui lui faisait défaut dans la position verticale, lui revenait, la douleur dans la tête et les tremblements dans les muscles cessaient.
Alice se rendit chez de nombreux médecins, qui haussèrent les épaules : certains diagnostics étaient désagréables, mais il n’y avait rien à faire, pas de panacée qui permette une guérison. Aucune anomalie n’était constatée chez elle. À l’exception d’une étrange marque sur son avant-bras, rappelant une morsure d’animal et ses yeux, très différents en capacité, l’un distinguait le grouillement des petites lettres et l’autre regardait au loin, comme un aigle à la recherche de sa proie. Ils étaient aussi d’une grande variabilité et changeaient de couleur en fonction de la période de l’année et de l’humeur. « Des yeux de sorcière », lui dit son mari en riant. Avant, cela ne la dérangeait pas. D’un œil elle se tournait vers le passé, de l’autre, elle regardait vers l’avenir, parfois avec espoir et parfois avec crainte. Avec l’âge elle eût besoin de lentilles. Lorsqu’elle eut pris les bonnes dioptries, l’étrange syndrome sembla la quitter. Dans sa tête cela s’éclaircit, et cette impression que dans son crâne, comme dans un chaudron en feu, on remuait de la bouillie avec une cuillère disparut pendant un moment.
Mais cet automne, avec l’arrivée du froid et l’absence du soleil, devenu de plus en plus rare dans le ciel, tout était revenu. C’était particulièrement dur au crépuscule, lorsque la lumière était progressivement absorbée par l’obscurité, et les jours de pluie, lorsque des milliers de petites gouttes, lui faisaient comme une chair de poule, en tombant à l’intérieur de la tête et du cou, puis s’écoulaient le long des bras et des jambes, contournant le torse. Parfois, l’endroit où tout commençait était plus clairement ressenti : c’était l’arrière de la tête. Une créature avide se condensait à l’intérieur, serrant ses nerfs, absorbant goutte à goutte l’humidité qui manquait à son corps. Dans ces moments-là, Alice se sentait si mal à l’aise, qu’elle respirait profondément, puis buvait goulûment de l’eau et elle dut porter un moment une minerve, empêchant l’apparition d’une crise de panique. Heureusement, ces états ne duraient pas éternellement et le soleil revenant bannissait rapidement toutes les sensations et les peurs qui étaient associées à l’obscur.
Le goût de la vie s’estompait peu à peu. Alice cessait de sortir en ville, de se montrer en public, d’aller au cinéma et aux expositions, de chanter et de danser… Alors que dans le passé, elle aimait tellement prendre une guitare, inviter des amis et organiser des concerts. Il y avait jadis une chanson – « Le feu et l’air » – que même son mari, qui n’était pas l’un des admirateurs de son talent, lui demandait de chanter et de rechanter, cependant, en ajoutant : « En fait, je ne suis pas tombé amoureux de toi pour tes chansons… ». Et… il l’invitait à danser. À l’époque, ils choisissaient leurs musiques avec soin. Il préférait la pop, mais acceptait parfois les choix d’Alice de musiques des peuples du monde. Au fil des années de leur mariage, elle avait amassé une bonne collection, revenant à chaque fois avec un nouveau trophée, découvert dans les librairies de musique et d’occasion, où sur les comptoirs, dans la rue, qui proposaient de vieux CD de musiques démodées, comme jadis, ces disques vinyles qu’elle faisait jouer dans l’appartement de ses parents.
L’enflammait, particulièrement, les tambours africains et coréens, ainsi que les tambourins et les flûtes des peuples du Nord… Il y avait quelque chose d’incontrôlable, de frénétique, de chamanique en eux. Elle tournoyait inlassablement, aussi longuement et jusqu’à l’inconscience que les derviches soufis. Parfois, elle s’emportait et criait d’une manière incohérente, qui ne ressemblait plus au discours humain, émettant au rythme de ses mouvements des « exclamations primitives », comme les appelait le professeur de chant, dont elle prenait les leçons. Ce dernier possédait, entre autres, l’habileté du chant de gorge à deux voix. Son compagnon de danse et de vie, rigolait, quand, en imitant le cri d’un oiseau ou le rugissement d’une bête, elle se dissolvait dans ces identifications, au risque de perdre son visage, et parfois son essence. Son mari pouvait seulement roucouler comme un pigeon. Et cela la ravissait – cet homme rugueux à la voix douce, battant des ailes d’une drôle de façon, essayant de garder son équilibre sur une jambe.
Mais ces danses partagées appartenaient au passé. Remplacées par des visites à des thérapeutes énergétiques, qui lui promettaient une amélioration à chaque fois. La dernière, femme qui vint la voir, se montra plus franche que les autres. Elle la regarda, la toucha, la magnétisa et rendit un verdict :
— Si tu espères que quelqu’un viendra agiter une baguette magique et t’aidera, tu te trompes. Il n’y a aucune logique dans ton cas… Y avait-il des sorcières dans la famille ?
— Non. Mais je ne sais pas vraiment. Mon père a été élevé dans un orphelinat. Mais je n’aime pas bien le mot sorcière. Je préfère le mot « magicienne » ou « la fée ».
— Mais une fée n’a pas d’enfants, et moi, j’en ai trois.
— Et moi, je n’ai pas osé…
— Bon, on verra ça plus tard…
— As-tu l’intention de m’aider ?
— Tu ne peux pas être guérie par d’autres. Il ne sert à rien de travailler avec toi. Si nous guérissons une chose, une autre commencera. Il y a quelque chose de chamanique là-dedans. Personne d’autre sauf toi-même ne t’aidera.
Alice aima cette perspective, pas seulement parce qu’elle avait déjà dépensé dans de nombreuses expériences presque tout l’argent qu’elle avait économisé. Mais surtout ces mots faisaient écho à quelque chose qui mûrissait depuis longtemps en elle : la recherche de ses ressources intérieures. Il y avait dans ces paroles quelque chose qui l’orientait vers elle-même « Je peux m’appuyer sur moi-même », se dit-elle, en enlevant sa minerve.
Après cette dernière visite, elle commença à faire plusieurs fois le même rêve : un berceau au milieu de la pièce sombre, comme seul point lumineux, se balançait tout seul. L’amplitude augmentait, mais personne ne criait ni ne pleurait, malgré la sensation évidente de la présence d’une créature vivante qui pouvait à peine respirer. Une créature tranquille, résignée à son sort… Le rêve se terminait toujours par les mêmes mots, venu de l’extérieur : « Au secours ! » Après ce rêve, Alice se réveillait avec le sentiment d’une action incomplète, se levant brusquement, comme si elle était pressée de faire quelque chose d’important, presque de salvateur. Le vertige la rappelait de suite à elle-même, l’obligeant à bouger prudemment et à s’accrocher aux murs.
Son mari ne semblait pas remarquer son indisposition. Et quand elle se plaignait d’un rêve étrange, il ne demandait pas d’explication. Il n’abordait jamais le sujet des enfants, même s’ils vivaient ensemble depuis plusieurs années. Il venait dîner, essayait de la divertir avec des histoires de travail, était très attentif et mettait parfois la table lui-même. Mais un jour, il rentra du travail, non pas avec le masque habituel de bonne volonté sur son visage, mais renfermé, fronçant les sourcils et peu aimable. À la question sur ce qui s’était passé, il répondit brièvement qu’il avait mal à la tête, puis il se tut, de sorte qu’Alice s’occupa de tout elle-même, et comme elle mettait la table, elle eut l’impression qu’elle était sur le point de tomber. Elle s’assit dans un fauteuil et commença à manger. La nourriture lui donnait de la force, et elle ressentait la gratitude d’un corps rassasié. Elle se leva pour prendre un plat d’accompagnement sur la cuisinière et le remua machinalement avec ses mains…
— Fais attention ! Elle entendit une voix à côté d’elle :
— Tu vas te brûler !
Il se leva d’un bond et attrapa ses mains, qui ne portaient aucune marque de brûlure.
— Pourquoi t’inquiètes-tu ? Ça ne me fait pas mal du tout.
— Bientôt tu vas marcher sur des braise, marmonna-t-il finalement, affalé inerte sur sa chaise.
— Oui, il y a longtemps que je rêve…, médita Alice, comme si elle ne remarquait pas la note d’irritabilité dans sa voix. Après s’être soigneusement essuyé les mains, elle s’approcha, embrassa son front brûlant et posa doucement ses mains sur le sommet de sa tête. Il y avait une sensation d’affection et de bien-être, une chaleur agréable qui semblait s’écouler de ses mains. Il frissonna légèrement.
— Comment as-tu fait cela?
— Quoi ?
— Ça m’a enlevé ma douleur.
— Je ne sais pas. Tu te sens vraiment mieux ?
— Beaucoup, — son visage s’illumina de gratitude.
Alice éprouvait une grande joie à pouvoir soulager la souffrance d’un autre, et soudain elle remarqua que ses propres vertiges semblaient avoir disparus. Traduction en Français.
Cette nuit-là, elle rêva d’un arbre énorme, dont les branches se perdaient dans le ciel. Elle était allongée, appuyée contre le tronc, ses cheveux entrelacés avec des racines qui dépassaient du sol. Et quand les racines la lâchèrent, elle se mit à grimper sur le tronc comme par des marches. Les cheveux s’accrochaient aux branches mais n’empêchaient pas ses mouvements, ils semblaient, au contraire, servir d’appui dans cette ascension facile. Puis il y avait une montagne, où elle montait à cheval, et au sommet, un plateau spacieux, où elle dansait avec un tambourin à la main et un chant joyeux dédié au ciel. Les battements du tambourin s’intensifiaient, le rythme s’accélérait. Le vent s’empara de ses cheveux et dansa avec eux une irrésistible danse de liberté et bientôt elle fut entraînée dans un tel tourbillon qu’elle perdit l’équilibre et, tombant de cheval, s’envola quelque part dans l’abîme. Mais au lieu de l’angoisse, il y avait en elle le sentiment d’un voyage fascinant, dans lequel elle se précipitait soit vers le ciel, soit vers le centre de la terre. Et continuant à tomber dans l’inconnu, elle répéta des mots qui rappelaient ceux prononcés par son maître:
« Chantes, comme si une note sortait du diaphragme inférieur. C’est comme si tu te précipitais dans un abîme et que tu n’aies aucun soutien. Il y a des sons, des mélodies entières qui t’attendent. Ils traversent ton bassin, ton abdomen, remontent par ton cœur et pénètrent dans ta gorge. Les sons, existent en eux-mêmes, mais ils ont besoin de toi pour se manifester. Et toi, tu es seulement leur conduit : ils se libèrent en traversant ton corps. »
Le matin, elle se réveilla avec en elle la phrase « Libérez le chaman du fardeau qui n’est pas le sien». La douche du matin, à laquelle elle demandait habituellement la purification de ses cauchemars, en exposant au jet d’eau pure le sommet de sa tête, ne put, cette fois-ci, complètement effacer le rêve et la phrase continuait à se répéter encore et encore jusqu’à ce qu’un appel téléphonique l’interrompe.
— Bonjour, je viens de revenir.
Elle fut très heureuse d’entendre à nouveau ces intonations familières, reconnaissant immédiatement son professeur de chant, dont elle voulait reprendre les cours, retrouver la voix…
— Où étais-tu depuis tout ce temps ? Elle était sincèrement curieuse.
— Oh, j’ai été dans tellement d’endroits. Et dans le nord de la Mongolie, et dans le sud de la Bouriatie, et dans l’Altaï. Et je suis même allé en Yakoutie.
— Wow, ça a l’air fantastique !
— J’ai été tellement inspiré que j’ai décidé d’organiser un festival de musiques ethniques. Te souviens-tu encore de ta chanson sur le feu et l’air ?
— Vaguement. Ça fait longtemps que je n’ai pas chanté…
— Pourquoi ?
— Je ne me sens pas très bien depuis un moment.
— Jusqu’à maintenant ??? Je me souviens que tu as arrêté de prendre des cours à cause de cela. Mais ça, c’était il y a longtemps ! Est-ce qu’on t’a donné des diagnostics précis?
— Il y a beaucoup de diagnostics, mais je ne sais toujours pas vraiment ce qui m’a déstabilisé…
— C’est comme là d’où je viens : le degré de tourment qui s’abat sur l’initié détermine son pouvoir futur. Avant de devenir un élu, dans les temps anciens, les esprits chamaniques, dont il était issu, emmenaient son âme au ciel et l’enseignaient, et lorsque l’apprentissage était terminé, sa viande était bouillie dans un chaudron pour qu’il mûrisse. Autrefois, tous les chamans étaient bouillis afin qu’ils connaissent l’initiation chamanique.
— C’est terrible ! Mais maintenant, j’espère, personne n’est cuisiné ?
— Bien sûr, que non. Dans les temps modernes, en guise d’offrande aux esprits qui l’assistent, le chaman asperge du lait dans la direction des quatre points cardinaux et il brûle des morceaux de viande et de pain dans le feu. Même si les étrangers ne sont généralement pas autorisés à participer aux rituels, j’ai quand même réussi à le voir plusieurs fois effectué – il y avait une note de vantardise dans sa voix – simplement par faveur car les chamans n’ont pas le droit d’accepter des pots-de-vin… Ils vivent d’autres métiers. »
— Pauvres gens…
— Oui, ils sont littéralement pauvres.
— Qu’as-tu vu d’autre ? »
— J’ai vu des rituels cultuels : ceux du feu, des montagnes, des arbres sacrés et même de la guérison. Mais dans tous les cas, le rituel se déroule approximativement selon le même schéma. Tout d’abord, le nettoyage. Puis, l’invocation des esprits appropriés : au son d’un tambourin, le chaman pousse des cris, imitant des corbeaux ou des coucous, qui, soit dit en passant, l’aident à composer des chansons. Puis il s’assied, le dos tourné au feu ou aux personnes présentes, frappe doucement et régulièrement sur le tambourin et converse avec ses « erens », comme on les appelle là-bas – chaque peuple a son appellation – cherchant les causes de la maladie ou accomplissant une célébration du culte. Ensuite, il y a l’expulsion des esprits hostiles et la divination sur le sort de ceux qui y assistent. Puis il s’en va, soit en chassant les mauvais esprits, soit en disant que la situation est désespérée… Je ne pense pas qu’il t’aurait répondu de cette dernière manière… D’ailleurs, que fais-tu pour t’aider quand tu te sens mal ?
— Je hurle comme un loup, je rugis comme un ours, je me tortille comme un serpent, je hennis aussi, comme un cheval…
— Ah !
— Et je me cache même la tête dans le sol comme une autruche. Loin des problèmes… Je plaisante. J’ai accumulé beaucoup de façons de m’aider d’une manière plus civilisée. Bien que, en effet, j’atteigne le sol jusqu’aux cheveux pour donner du repos aux vertèbres cervicales et pour que le sang se précipite vers la tête. Je suis très flexible », — se vanta modestement Alice, et elle entendit de doux rires à l’autre bout du fil.
— L’autruche, bien sûr, n’est pas à notre programme, mais j’ai des idées sur toi depuis longtemps… D’ailleurs, parmi les peuples avec lesquels j’ai vécu pendant ces derniers mois, le chaman, en règle générale, traverse la maladie et se guérit lui-même. De plus, il en sort renouvelé et avec des caractéristiques intellectuelles et psychologiques plus élevées qu’avant la maladie.
— C’est encourageant – dit Alice en souriant sombrement – je vais essayer de m’inspirer des chamans.
— Tu n’as pas besoin de prendre exemple des autres. Prends-le de toi-même. Vas-y, souviens-toi de ta chanson de toute urgence. Et de tout le reste aussi.
— Qu’est-ce que c’est le reste, exactement ?
— Disons… une dette de longue date… D’une autre vie.
— Tu n’as pas changé du tout : tu aimes toujours parler avec des énigmes et des koans…
— Bien sûr ! Alors, prépares-toi. Tu dois payer ta dette par tes chansons. Et pas en pots-de-vin !
Dès qu’il eut fini de parler, Alice alla vers sa guitare. Depuis combien de mois n’y avait-elle pas touché ? Serait-elle capable de jouer et de tenir l’instrument sur scène pendant longtemps, alors que ces derniers temps elle ne faisait que soutenir sa tête avec ses mains, pour ne pas porter la minerve détestée ? Alice prit dans ses mains le cou mince de l’instrument comme on prend un enfant qui n’a pas encore appris à tenir sa tête, toucha les cordes et commença à se souvenir des accords mais elle sentit soudain que l’être habituel, ou l’inconscient collectif (comme elle appelait en plaisantant sa douleur, selon la vieille habitude d’un psychologue), escaladait son bras. Elle l’attrapa automatiquement de son autre main, le frotta, et, comme Papa Carlo entendant la petite voix de Pinocchio dans la bûche, elle discerna clairement la phrase, prononcée par une voix de femme : « Je ne veux pas être forte ». Une fois de plus, il sembla à Alice qu’elle devenait folle, mais ces derniers temps, elle s’était tellement habituée à cet état qu’elle se contenta de soupirer et de se promettre de s’autoriser quelques massages.
La phrase, cependant, ne la lâcha plus et résonna en elle jusqu’à ce qu’elle se souvienne de sa mère, décédée prématurément, qui, handicapée, continuait d’être obligée de travailler. Alice essaya de se guérir elle-même avec une autre phrase : « Le tRavail est la joie, la prospérité de Râ, le soleil. » Elle trouvait toujours des phrases de soutien, en jouant avec les racines des mots, se plongeant dans les significations étymologiques pendant des heures, et parfois elle s’exaltait tellement qu’elle oubliait le problème lui-même. Mais cette fois-ci, son bras n’arrêtait pas de lui faire mal. Elle revint à l’image de sa mère, bien que ces dernières années, surtout après son mariage, elle ait ressenti son absence de manière moins aiguë et douloureuse. Le sentiment de culpabilité aussi commença à disparaître progressivement. Dans les premières années qui avaient suivi sa mort, elle n’avait cessé de se reprocher de ne pas l’avoir sauvée. Il lui avait fallu plus d’une séance de psychothérapie pour se rendre compte que sa mère n’était pas morte parce qu’elle avait sacrifié sa vie pour sa fille et que le souci maternel, au contraire, avaient prolongé sa vie. Le mot victime martela dans sa tête. Alice essaya de se convaincre qu’elle-même n’avait rien à sacrifier: « Après tout, je n’ai pas d’enfants ! Personne pour qui me sacrifier ! »
Elle poursuivit son dialogue intérieur. Pendant le reste de la journée, elle se parla à elle-même, et quand son mari entra dans l’appartement, il vit la scène à laquelle il avait été habitué ces derniers temps : deux chaises et sa femme alternant les places et parlant avec des voix différentes.
— Gestalt ? Dit-il calmement, en se libérant de son manteau.
— Gestalt, soupira Alice et en repoussant ses chaises, elle se dirigea vers le poêle.
La nuit, elle fit un rêve différent des précédents. Le berceau se balançait toujours, mais quelque part au loin. Elle se tenait sur une haute montagne. Un trou noir s’ouvrit sous ses pieds, l’invitant à descendre dans les entrailles de la terre. Elle hésita, attendit quelque chose, et finit par entendre une voix familière :
— Pourquoi es-tu venue, kam blanc, dans cet abîme ? Tu sers les esprits d’autres mondes.
— Oui, je sers les esprits célestes et je n’ai toujours parlé jusqu’ici qu’aux divinités des mondes intermédiaire et supérieur. Mais je veux sauver une vie, et je suis prêt à faire appel à ceux qui sont soumis aux lois de la mort.
— Afin de sauver le condamné, tu dois demander de l’aide à ceux qui habitent dans les mondes inférieurs. Change tes vêtements blancs pour des vêtements sombres, comme si tu étais une kam noire. Abaisse ta ceinture sous ton ventre. N’oublie pas le coffret pour apaiser les esprits. Prends une torche avec toi pour purifier et éclairer le chemin, et descends là où les rayons du soleil et de la lune ne pénètrent pas. Marche jusqu’à l’intersection de sept routes et attends que l’une d’entre elles se remplisse d’eau. Allonge-toi dedans, attends que le courant te rattrape, fais-lui confiance et coule comme une rivière. Le long de la rive, tu seras accueillis par des arbres. Lorsque tu reconnaitras le tien, attrapes la branche du bas. Et lorsque tu sortiras de l’eau, tourne-toi vers l’arbre et fusionne avec son corps, afin que les racines t’attirent vers le centre de la terre. Et puis les épreuves commenceront. Tu les traverseras seule. Je ne serai pas autorisé à entrer dans ce monde inférieur. Les esprits secourables te quitteront aussi. Si tu sens que tu ne peux pas y faire face, tu peux abandonner ton objectif. L’essentiel est de ne pas laisser la peur prendre le dessus… Et si la peur s’approche de trop près, entres dedans, mais ne t’y attardes pas longtemps. Sinon, tu ne retourneras pas dans le monde réel. Si tu traverses toutes les épreuves et atteins la fin, tu seras en mesure d’échanger l’âme de ton nourrisson qui est sur le point de mourir d’une maladie contre une autre vie. Et tu peux faire en sorte que son proche parent décède à sa place.
— Je n’ai pas besoin de cette capacité. L’enfant n’a pas de parents. J’étais sa mère avant que les esprits ne me convoquent. Je l’ai mis au monde avant d’abandonner ma nature féminine.
— Alors donne-le aux esprits. Ce sera le prix de ton initiation. Il y a encore une femme en toi désireuse de sauver son marmot. Cela t’empêche de suivre le Chemin de l’Esprit que tu as choisi.
— J’ai été choisie par mon peuple, les esprits m’ont appelée avant ma naissance et m’ont nourri dans le berceau de l’arbre. Il y avait des chamans dans ma famille. Je n’avais pas le choix. Mon guide m’a aidé à être initiée, ensuite le pouvoir m’a été donné pour effectuer un rituel chamanique et sauver ma terre du feu qui l’avait consumée, menaçant ma tribu de sécheresse et de famine. Maintenant, je veux sauver celui dont l’âme m’a appelé pour s’incarner.
— Si tu veux sauver ton enfant et que tu ne peux abandonner ton chemin chamanique, prends sa place.
— Si je meurs, il mourra aussi. Il n’y a personne pour s’occuper de lui.
— Même si tu arrives à ton but, les esprits d’en bas ne te laisseront pas partir tant que tu ne leur auras pas donné la chose la plus chère que tu as. Toi seule peux choisir ce que tu dois abandonner : ton enfant ou ta force.
Au-delà de cela, tout ce qu’elle put entendre fut un son : un long hurlement animal, prolongé, semblable à celui d’un loup, qui l’aurait suivie pour le reste de la nuit. Puis elle se sentit happée par le bras et traînée sur le sol.
Au matin, elle a été réveillée par un cri. Déjà à la frontière de la réalité, elle pouvait distinguer le berceau de son rêve habituel. Il y avait là un bébé plein de vie, qui pleurait, qui demandait de l’attention. L’image rapidement fondait mais Alice put distinguer la silhouette d’une femme penchée sur l’enfant.
« Mais pourquoi donc n’ai-je jamais essayé d’avoir un bébé ? », dit-elle doucement en s’étirant et en ouvrant les yeux. Le jour se déversa dans son corps avec la promesse de la vigueur. Prudemment, elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Elle se sentait moins étourdie. « Je devrais au moins essayer », tenta-t-elle de se convaincre en remuant la bouillie dans son assiette. Après le petit-déjeuner, Alice se rendit au coin musique, comme elle appelait sa collection d’instruments : bongos, flûte, tambourin, guitare, cloches de toutes sortes, le saxophone que son mari essayait d’apprendre à jouer et, bien sûr, le piano. Ses mains se tendirent vers le tambourin, et il accueillit joyeusement ce premier contact depuis longtemps, l’invitant à célébrer un nouveau matin et retentissant encore et encore, tandis qu’Alice répétait au rythme des battements : « Être fort с’est une joie lumineuse, Ra-vissante, Ra-vissante ! » Et puis, se souvenant de la demande du professeur, elle s’arrêta finalement et, comme au ralenti, prit prudemment la guitare.
Mais au lieu du « Chant du Feu et de l’Air », une berceuse en sortit :
Le sacrifice — au passé.
L’heure de la force approche.
Dors, mon enfant. Le fardeau
dans l’autre femme s’accroche.
Coulent dans les veines, les rivières,
Lavant de leurs larmes les pierres,
le chagrin de la mère, oublié
là-bas — au passé, à jamais.
Se souvenir — retrouver,
ce qui était enneigé.
Dors, mon enfant, par moi
dans cette vie la force viendra
Pour accueillir l’oiseau,
Faire sonner son refrain,
chantant d’un cœur plus léger,
sans chuchotement de chagrin.
Les siècles ainsi s’écouleront,
pétrifieront les années,
et les enfants fleuriront
dans lits de rivières renouvelés.
versant à l’âme sa lumière.
Il dissoudra les barrières,
comme fruit, l’été donnera.
Dors, mon bourgeon délicat.
Le passé ne te gèlera pas,
seulement chantera parfois
par cette voix, l’au-delà.
Alice interrompit le flot d’images et regarda par la fenêtre : la neige tombait comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Et c’était comme si la chanson l’avait mise au monde.